Mercredi 20 janvier 2010 à 5:35

 Warwald était parti – comme un sapajou, s'était dit Lev – depuis plusieurs heures, après lui avoir annoncé qu'il n'y avait rien à faire, que Tusane ne serait pas visible avant le lendemain, et qu'il n'avait qu'à rentrer chez lui. Ce à quoi Lev avait aimablement répondu que grâce au respect exemplaire de la déontologie dont l'armée avait fait preuve en lui supprimant son emploi, il n'avait plus de chez lui, puisque quelques semaines auparavant, il logeait encore à plein temps à la caserne. Warwald lui avait sèchement répondu qu'il n'avait qu'à dormir là si cela lui chantait. Et cela lui eut chanté, si seulement la chose au bout du couloir avait décidé d'en faire autant...

Combien de temps cela faisait-il? Six, peut-être sept heures que la créature – Lev ne pouvait se résoudre à penser qu'il s'agissait d'un homme – poussait, quasiment sans interruption, des hurlements déchirants accompagnés de lugubres bruits de chaînes. L'ex-militaire avait l'impression d'avoir été parachuté six mois plus tôt, au Liban, lorsqu'il s'était trouvé nez à nez avec d'énormes reptiles bipèdes aux longues queues sinueuses, qui arpentaient les villages rasés en se nourrissant des cadavres humains qu'ils trouvaient. Les cris de la chose enfermée dans cette cellule lui donnaient la même impression désagréable d'ingérence de la fiction dans la réalité, de l'improbable dans l'avéré. Il avait fini par admettre que les Lindworms n'étaient qu'une sous-espèce de reptiles non répertoriée dans les annales de la zoologie, mais il se demandait combien d'espèces animales les potentats de l'armée néerlandaise comptaient encore lui faire découvrir. Si les dragons lui avaient donné des cauchemars dont il n'était pas encore tout à fait débarrassé, les cris de cette créature, en revanche, lui brisaient le cœur autant qu'ils lui glaçaient le sang. Couché tant bien que mal sur une banquette, le visage enfoui dans son blouson, il se dit que cela ne pouvait plus durer et qu'il devait tenter quelque chose. Et, prenant à deux mains un courage qui lui avait fait défaut lorsqu'il avait dédaigné une exécution discrète pour sa nouvelle condition de servitude, il se dirigea vers le cachot d'où lui parvenaient les hurlements.

Il avait remarqué, plus tôt dans la soirée et à son grand étonnement, que la porte n'était pas gardée – ce qu'elle renfermait ne risquait donc pas, a priori, de s'enfuir; c'était toujours cela de pris. Il n'avait toujours pas la moindre idée de ce qu'il comptait faire une fois arrivé devant le battant de métal, aussi fouilla-t'il dans sa mémoire, recherchant dans ce que lui avait dit Warwald plus tôt une éventuelle inspiration divine. « Ça, c'est votre Arvid Tusane », avait dit le lieutenant. Eh bien, ce serait l'occasion de s'en assurer. Il rapprocha ses lèvres de la grille et murmura, de la voix la plus douce dont il était capable:

« Arvid? C'est vous, Arvid Tusane? »

Il y eut un silence de l'autre côté de la porte, comme si la chose qui s'y trouvait avait attendu qu'il fît cela toute la soirée. Puis un grondement sourd se fit entendre, suivi de faibles plaintes étouffées, semblables à celles d'un chien apeuré. Brusquement, Lev eut peur de comprendre.

« Vous ne devez pas avoir peur de moi, Arvid, fit-il, alors que lui-même n'était pas vraiment rassuré. Je m'appelle Lev Casper Henneling. Je ne vous veux aucun mal, je suis ici en ami. »

Le gémissement lui parvint à nouveau depuis les tréfonds de la cellule. Ne pouvant croire ce que sa logique lui soufflait déjà, Lev colla un œil contre la grille et, bien que la pièce fut plongée dans la pénombre et que sa propre vue ne fut pas des plus aiguës, il sentit un frisson glacé courir le long de son échine.

Il distinguait nettement quelque chose de très grand, plus grand qu'un homme – une chose qui devait avoir la taille d'un ours adulte, et était revêtue d'une toison épaisse, d'un noir de jais, où le clair de lune faisait cascader des reflets opalescents. C'était très grand, massif et musculeux. Cela se tenait debout, membres postérieurs écartés, et antérieurs en croix. Lev comprit, aux cliquetis métalliques que produisaient ses faibles mouvements, que la créature était maintenue dans cette position au moyen de chaînes et de pitons fichés dans le mur de ciment.

« Arvid », souffla-t'il de nouveau, « je suis votre ami. Me reconnaissez-vous ainsi? Comme un ami? »

Un jappement bref lui parvint, puis, de nouveau, la plainte. Le frond appuyé contre le métal froid de la porte, les yeux clos, Lev ne disait plus rien, s' efforçant d'écouter. La créature semblait s'être un peu calmée. Elle respirait fort, bruyamment, en émettant un son rauque et caverneux sur le rythme duquel le propre souffle de Lev se cala mécaniquement. Il demeura un long moment ainsi, ses lèvres exsangues frôlant la grille gelée, à écouter la bête respirer et à respirer comme elle, pour elle, jusqu'à ce qu'elle soit apaisée, jusqu'à ce que le sommeil l'emporte enfin. Une lampe s'était allumée dans la cour intérieure, sur laquelle donnait l'unique soupirail de la cellule, et Lev distinguait un peu mieux le long museau effilé qui retombait mollement sur le large poitrail, dans une position atrocement inconfortable. Il fallait se rendre à l'évidence: Arvid Tusane était un loup-garou. Curieusement, il s'était attendu à ce que ce constat lui fit beaucoup plus peur. Mais non; au lieu d'être effrayé, il était révolté à l'idée du traitement infligé au pauvre homme. L'enfermer pour l'empêcher de saigner la caserne entière, c'était une chose (une chose que Lev avait d'ailleurs du mal à concevoir, mais soit); mais le mettre aux fers contre un mur alors qu'il suffisait de lui parler pour le calmer, c'était bien là une comportement digne de Warwald & Co. Fort heureusement, si la légende de la pleine lune était vraie, cela ne devait lui arriver qu'une nuit par mois.

Les mains tremblantes et l'esprit bouillonnant de multiples questions, il regagna sa couchette de fortune où le sommeil finit par l'emporter, malgré toutes ses réflexions en cours et les vives protestations de son bon-sens en mal de réponses cohérentes.

C'est Old-Luck-Oie qui l'a dit.

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