Vendredi 6 août 2010 à 1:58

« La première fois que je vis David, il était sur le gazon derrière « L'Allée du Bébé ». Il était une grive, attirée, en ce jour de canicule, par un tuyau d'arrosage qui laissait couler sur le sol un mince filet d'eau. »
 
James Matthew Barrie, Le Petit Oiseau Blanc


Il me semble qu'il y a dans ces quelques mots-là tout l'amour du monde. L'amour d'un homme qui n'est pas un père envers un enfant qui n'est pas son fils. Celui qui lie, malgré l'ironie mordante qui jalonne son récit, le Capitaine W.au petit David A. Celui qui a sans doute lié James Matthew Barrie à George Llewelyn-Davies et ses frères. Celui qui élève un vieux militaire aigri à la hauteur vertigineuse des paradis imaginaires d'un enfant à qui il a donné la vie sans l'engendrer, un jour, en laissant tomber une lettre à dessein sur un trottoir de Pall Mall, pour rendre le sourire à une agaçante petite gouvernante...

Tous les enfants ont été, un jour, de petits oiseaux nichant sur Birds Island, au beau milieu de la Serpentine, dans Kensington Gardens. David A. n'échappe pas à la règle. Lorsque le Capitaine W. le voit pour la première fois, sous cette forme de grive draine, il se prend immédiatement et irrémédiablement d'affection pour lui, au point de générer sa naissance au monde des Hommes en réconciliant ceux qui, appelés à devenir ses parents, ont failli ne jamais l'être.

Le Petit Oiseau Blanc nous parle avant toute chose d'amour, à la façon tragique de James Barrie; il nous parle de l'amour d'un homme pour l'enfant qu'il a créé sans pour autant être son père, peut-être à la manière dont les écrivains créent leurs personnages. Après tout, c'est grâce à un acte d'écriture (la lettre) de la part du Capitaine W. que David a vu le jour. Derrière l'épaisse carapace d'ironie et de sarcasme qui couvre de bout en bout ce récit pratiquement autobiographique, se dévoile à la façon hésitante d'un enfant timide un homme qui, bien qu'ayant depuis de nombreuses années quitté les Jardins de Kensington et leur Île aux Oiseaux, n'a jamais réellement perdu ses ailes.

Bien avant que Cassius Clay ne déclare: 
« Qui n'a pas d'imagination n'a pas d'ailes. », James Barrie, dans son roman Tommy et Grizel, exprime déjà en ces termes ce qui sépare Tommy Sandys -  l'un de ses avatars fictionnels - du reste du monde:


- A l'époque, j'avais des ailes, répondit-il et elle sourit. Il ne m'en reste plus, n'est-ce pas, Grizel? demanda-t-il d'un ton badin et il se retourna pour qu'elle examinât ses épaules.
- Si, il en reste beaucoup, Monsieur, dit-elle. Et j'en suis contente. J'avais coutume de désirer les arracher. Mais, désormais, j'aime savoir qu'elles sont toujours là, car cela signifie que vous demeurez dans la réalité, non pas parce que vous ne pouvez pas voler, mais parce que vous ne le voulez pas.


A savoir que, comme Barrie, Tommy Sandys est un écrivain incompris de ses pairs. Comme son créateur également, il aime son épouse d'un amour auquel elle ne peut rien entendre, peut-être comme s'aiment les grives avant de perdre leurs ailes...

 « Je pense que je vous aime à ma manière, mais je pensais que je vous aimais comme eux [les autres hommes], et cette façon est la seule qui ait de l'importance dans leur monde. Il semblerait que ce ne soit pas le mien. » A travers les paroles de Tommy Sandys, c'est James Barrie qui marque la rupture entre son univers intérieur, dans lequel il demeure absorbé la plupart du temps, et celui qui l'entoure.

Qui n'a pas d'imagination n'a pas d'ailes...James Matthew Barrie, lui, a de l'imagination à revendre, et des ailes si vastes que partout il se sent en cage, à l'étroit. Les seuls endroits où il puisse les déployer librement sont les jardins de Kensington, et leur petite Île aux Oiseaux qui contient déjà l'embryon de celle de Never, Never, Never Land - une contrée dont le nom sonne comme une protestation d'enfant, l'enfant qui subsiste en James Barrie, sans doute, et qui se rebelle contre l'inertie monotone de l'adulte qu'il est devenu. Car James Barrie s'est vu grandir, il a vu le champ infini de possibles qui l'entourait rétrécir jusqu'à atteindre la taille d'un ilôt au milieu de la Serpentine, il n'a aucunement pu l'empêcher, et la déttresse qui a découlé de ce sentiment d'impuissance a trouvé quelque rémission dans la sauvegarde d'une large part d'imaginaire, souvent abandonnée à l'entrée dans l'âge adulte au profit de la pensée pragmatique et utile. Car l'imagination, il est vrai, n'apporte rien de tangible à l'homme, et encore moins de matériel. Elle éclaire pourtant le monde sous un jour différent, semblable à l'éclairage d'une scène de théâtre qui souligne la tendresse ou la cruauté de tel ou tel acte, permenttant un effet de catharsis qui conduit à un meilleur entendement de soi-même et donc du monde.

Barrie lui même, de par son style bondissant, digressif et imagé, livre ses états d'âme sur une scène de théâtre, ou dans un spectacle de marionnettes (comme le dit Céline-Albin Faivre dans la préface du Petit Oiseau Blanc aux éditions Terre de Brume). Impudeur? Nenni! Le courage de se voir en face, et de jeter à la face du monde sa différence en l'exhibant fièrement comme une qualité dont la masse se trouve dépourvue. Que sait-on des enfants lorsque l'on ignore qu'ils ont été des grives s'ébattant sous les arbres d'un jardin? Pourquoi les nouveaux-nés pleurent-ils, si ce n'est parce qu'on leur a arraché leurs ailes? Et ceux qui les ont conservées, pourquoi souffrent-ils à mesure que leur imagination d'enfant s'essoufle, si ce n'est parce que ces ailes leurs sont ôtées plume par plume? Ne voit-on pas mieux le monde du point de vue d'une grive draine en plein vol? James Barrie/Tommy Sandys/ Le Capitaine W. a la réponse à toutes ces interrogations, et il la livre bien volontiers à qui se les pose avec sincérité, et veut bien ôter ses oeillères sans avoir peur de ce qu'il va lire...


Aussi, je recommande chaleureusement la lecture du Petit Oiseau Blanc à tous ceux qui sentent encore ces ailes frémir dans leur dos, ainsi qu'à ceux qui souhaitent ardamment qu'elles (re)poussent...
 
http://old-luck-oie.cowblog.fr/images/PompouslybyBogdanBoev.jpg


Musique: Alexandre Borodine - Le Prince Igor
Image: Pompously by
BogdanBoev
 

C'est Old-Luck-Oie qui l'a dit.

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Par Hékate le Jeudi 12 août 2010 à 22:39
...charmeur ,mais je pensais que la Serpentine se trouvait à Hyde Park .Y a--t-il une autre Serpentine ou est-ce une confusion dans les jardins ?
votre Dame Magicienne
Par Hékate le Dimanche 15 août 2010 à 20:32
Je viens de relire tout ça . Le lien est intéressant .Merci de cet article ;je ne connaissais que "l'oiseau bleu " de Maeterlinck...
Je comprends pour la Serpentine ,ah!...:)
Par Hékate le Vendredi 27 août 2010 à 12:36
Ah! je me demandais si vous n'étiez envolée quelque part ...Tant d'ailes :)
Mon éventail est-il parvenu à vous faire un peu d'air par ces temps lourds?
votre H.
Par Code Promo Uber le Samedi 5 septembre 2015 à 22:06
Avez vous un lien pour que je puisse télécharger l'article en PDF ?
Par serrurier paris 15 le Lundi 7 septembre 2015 à 7:29
Excellent article je vous soutient .
 

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