Mardi 27 juillet 2010 à 0:35

 I


 

« You will meet a tall dark stranger and go on a long journey ».



 

Nous marchions en silence depuis plusieurs heures. Le soleil s'était enfoncé comme une énorme bulle rouge aux contours fluctuants dans le sable immaculé qui constituait, où que nous regardâmes, notre unique horizon. A la faveur du clair de lune, j'avais cessé de trouver ce paysage désolé, et m'en émerveillais comme je m'étais émerveillé du reste. Des serpents de lumière argentés louvoyaient contre les flancs des dunes, entre des bancs d'ombre prêts à les avaler, et se lovaient, étincelants, dans les empreintes que les lourdes bottes de M. Rook laissaient dans le sol. Je suivais cette piste phosphorescente dans la demi-obscurité qui dégradait le blanc immaculé du désert en subtiles nuances de gris. Devant moi, mon guide avançait d'un pas égal, sa besace calée sur l'épaule, phare itinérant irradiant de toute son obscurité pour me guider dans cette tempête de sable immobile. Je n'avais pas peur, ni faim, ni froid, je ne souffrais pas, trop occupé à dévorer du regard tout ce qui m'entourait pour penser à quoi que ce fut d'autre. J'aurais pu marcher ainsi durant toute la nuit, si M. Rook ne m'avait soudain fait signe de m'arrêter.


 

J'obtempérai et couvris le peu de distance qui me séparait encore de lui. L'index de sa main droite sur la bouche, l'autre pointant le ciel, il semblait écouter quelque chose avec la plus grande attention. Intrigué, je tendis à mon tour l'oreille.


 

Un murmure sourd faisait vibrer la nuit autour de nous, aussi présent et pourtant presque aussi imperceptible que l'air qui nous entourait, semblant faire partie intégrante de ce monde étrange qui nous entourait. Je levai vers mon guide un regard interrogateur.


 

« Le bout du monde », expliqua laconiquement M.Rook. « Là où tout finit par tomber un jour. »


 

Comme je ne comprenais pas, il me prit par les épaules et m'entraîna avec lui.


 

« Il existe une rivière, que l'on appelle la Vie, ou le Temps, et qui est la source de tout cela, et de tout ce qui est dans et en dehors de cela. Elle est tout ce qui existe, a existé et existera. Et, comme toutes les rivières, elle aboutit quelque part. »


 

Quoique M. Rook eut l'habitude de parler par énigmes, il me sembla que son explication était suffisamment claire pour que mon esprit, pourtant mobilisé par l'observation constante de tout ce qui m'entourait, saisisse le sens de ses paroles. C'était même plutôt limpide: cette rivière était la Vie, l'endroit où elle aboutissait devait être l'aboutissement de la vie.


 

« Alors c'est la chute de cette rivière que nous entendons?

- En effet.

- Et l'endroit où elle aboutit, c'est la Mort? »


 

M. Rook tapota mon épaule avec la compassion de celui qui sait envers celui qui a tout à apprendre.

« Entre autres choses, mon garçon. La Mort n'est jamais rien d'autre que la mort. »


 

Je ne pus réprimer un sourire.


 

« J'imagine qu'en ''jamais rien d'autre'', je dois entendre ''toujours quelque chose d'autre'', n'est-ce pas? 

- Tu imagines bien, petit, répondit M. Rook avec un sourire.

- Qu'est-ce d'autre, alors?

- Cela, entre autres choses. »


 

Je vis alors que devant nous, là où quelques secondes plus tôt ne s'était trouvé qu'une vaste étendue de sable, coulaient cinq larges rivières qui se déversaient toutes en un même fleuve immense. Le murmure s'était changé en un grondement assourdissant, roulé par les eaux étales et mercurielles sous le clair de lune blême. Une main pâle et déliée émergea de la houppelande de M. Rook, et se tendit en direction des cinq affluents de la Vie.


 

« Les Anciens Grecs, qui comme tous les Anciens disposaient d'une sagesse que le cours du Temps a érodée, appelaient ces cinq fleuves le Styx, l'Achéron, le Cocyte, le Léthé et le Phlégéthon. Soit la Haine, les Ténèbres, le Chagrin, l'Oubli et la Lumière. La Vie rassemble leurs eaux. La Mort également. Haine, obscurité, larmes, oubli et lumière se jettent dans la Vie, qui à son tour se jette dans la Mort.

- Alors Vie et Mort sont composées des mêmes éléments?

- Il n'est pas sot de le penser.

- Serait-il, dans ce cas, sot de penser que vie et mort ne sont en rien deux choses distinctes?

- Je crois que non », admit M. Rook.


 

Sortant une pièce de cuivre de sa poche, il la glissa dans sa bouche et me tendit une monnaie semblable. Je l'imitai sans trop comprendre, alors qu'il s'avançait vers le large cours d'eau, y posait le pied, et se tenait debout à la surface. Je l'y rejoignis, perplexe mais confiant, et constatai que mes bottes foulaient les eaux lisses et translucides de ce fleuve sans fond aussi sûrement qu'elles avaient foulé la terre ferme. Des gerbes d'eau glacée me fouettaient le visage, et je dénouai mon écharpe pour mieux m'offrir à ce contact pur et vivifiant. M. Rook sourit et, prenant mon bras, m'entraîna en aval du courant, jusqu'à une chute d'eau tombant à pic dans un gouffre inondé de brume. A cet endroit, le fleuve était suffisamment large pour s'étendre à perte de vue d'un côté comme de l'autre. Sans un mot – la pièce de monnaie l'empêchait de parler, mon guide me désigna du menton l'abîme dans lequel plongeait la Rivière. La Mort, pensai-je avec un frisson. J'avais eu beau songer que la Vie et la Mort n'étaient pas si dissemblables, me trouver en face de cette dernière balaya en un instant hors de mon esprit ces rassurantes théories. J'amorçai un mouvement de recul, mais la main de M. Rook, posée dans mon dos en un geste qui se voulait rassurant, me poussa en avant. Je n'eus que le temps de lancer à mon guide un regard incrédule, avant d'entamer une chute que je crus sans fin.

C'est Old-Luck-Oie qui l'a dit.

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