Crépuscule d'été. Des nuages mauves qui se lovent contre la ligne d'horizon, sur la toile de fond d'or pur d'un ciel qui se dégrade doucement vers le bleu lavande. Je le vois entre les hautes silhoutettes des sapins qui se massent derrière la maison, noirs dans le contre jour, imposants, mais non point menaçants. Les premières étoiles commencent à aparaître, et l'air encore chaud est chargé des parfums mêlés des fleurs: jasmin, lavande, fleur d'oranger, d'autres encore. Il y a des massifs partout autour de moi.
J'ai six ans. Peut-être sept, tout au plus.
L'édifice est carré, entièrement blanc, et ses dimensions modestes contrastent avec son porche à colonnes auquel l'on accède par un escalier. Il n'y a qu'un rez-de-chaussée, mais il est surélevé sur des fondations apparentes que je vois décorées de pastiches en lumachelle grise. L'image est là, comme aux premiers jours. Les parfums aussi. Les incohérences, également: malgré la chaleur, je porte d'épais collants de laine blancs. Et le bâtiment, dont j'ai l'obscur sentiment qu'il s'agit d'une bibliothèque, est perdu, incongru au bout de son allée de gravier blanc et ses massifs de fleurs, au milieu d'un bois de sapins. Je n'y suis pas entrée, ou du moins je n'en ai pas le souvenir.
Le jour a décliné, le ciel est un peu plus bleu. Je vois, néanmoins. Il y a des mousses sur le gravier, dont l'odeur se mêle à celle des fleurs, et des sapins tout proches. Il faut s'approcher des sapins, dépasser les massifs, pour rencontrer les mousses. Il fait plus frais à l'éternelle ombre des arbres. Je suis penchée en avant, je me vois toujours penchée en avant, bras écartés.
Il y a des fées dans mon souvenir. Mais où? Ai-je imaginé cet endroit, et d'étranges rencontres que j'y aurais faites? Ou bien l'ai-je vraiment vu, avant que ma mémoire ne le torde?
J'ai l'impression que ce livre, que l'on m'a offert à l'époque, y est étroitement lié:
Cependant, aucun endroit semblable à celui de mon souvenir n'y est décrit ou représenté. Alors quoi? Ai-je imaginé l'endroit suite à ce que j'ai lu dans ce livre? Est-ce un souvenir ou une invention? Le mélange de plusieurs souvenirs, ou d'un souvenir et d'une invention, ou nul ne sait quelle combinaison encore? Avais-je ce livre avec moi lorsque je me suis trouvée à cet endroit? Comment savoir? Comment retrouver la mémoire?
Je pars. Je suis dans la voiture de ma mère, une R5 blanche à l'époque, je suis contorsionnée sur la banquette arrière et je regarde s'éloigner la maison. Il fait encore jour. Je vois les mousses défiler lentement sur le sol, je sens l'odeur de tabac froid, j'entends le gravier blanc crisser sous les pneus et je sens les cahots de la voiture. Dans le massif devant la maison, il y a une vasque de béton ornée, pseudo fontaine antique, visiblement à sec. Je suis triste de quitter l'endroit. Il me semble que j'ai déjà le pressentiment de l'oublier par la suite, de perdre l'enchantement, de ternir l'émerveillement et de ne plus le retrouver. Dans mon souvenir - dans mon rêve? -, j'aurais voulu rester à cet endroit, en cet instant, pour toujours. Et encore aujourd'hui, j'ai en y repensant le regret implacable de qui est passé à côté de l'entrée évidente du chemin de sa vie, aurait pu s'y engager, et ne l'a pas fait.
Le chemin de ma vie, sachez-le, serpente, couvert de graviers blancs, à travers un bois de sapins, au crépuscule d'un jour d'été.
Image: La Grande Encyclopédie des Fées par Pierre Dubois et les époux Sabatier
Musique: Le "silence éternel des espaces infinis".
C'est Old-Luck-Oie qui l'a dit.