Mercredi 11 août 2010 à 23:14

 Je tiens à préciser que je n'ai pas exposé toutes ces choses à la même personne et que par conséquent, les réponses ci-dessous émanent de différents interlocuteurs. Que ceux qui se reconnaîtront n'imaginent pas que je leur impute des propos qui ne sont pas les leurs (je m'en voudrais, si tel était le cas).

Remontons tout d'abord trois ans en arrière:


 

J'expose: « C'est encore vague mais pour résumer, A. Valentine est exorciste; son job est de veiller à ce que rien ne passe sans une bonne raison d'un monde à l'autre. Or, un jour de Novembre, alors qu'il rend visite à sa mère qui se meurt à l'hôpital, il s'aperçoit que des Corax, des démons charognards, viennent rafler pour les emporter en Enfer des âmes qui ne sont pas damnées. Sentant que ça craint, il s'entretient avec Faith, un Veilleur (les Veilleurs sont des êtres androgynes qui peuvent librement circuler entre les mondes). Effectivement, l'heure est grave et il doit agir. Souci, il s'apprête à fêter ses 33 ans le 12 Décembre, date à laquelle il est supposé mourir et remettre son âme au Diable, conformément au pacte que sa mère avait scellé pour épargner la sienne. »

On me répond: « On dirait Constantine... »

Cause supposée: Parasitage. Au moment où j'ai gambergé cette histoire, j'avais, en effet, déjà vu Constantine, et en ai sans doute subi inconsciemment l'influence.

Ma réaction: Effectivement, dans le film de Francis Lawrence, John Constantine est un exorciste, il va bientôt mourir d'un cancer du poumon, son âme est vouée à l'Enfer car il a causé sa propre mort en fumant comme un pompier, les Hybrides Anges sont androgynes et, fait que j'ai oublié de mentionner, John, comme Valentine, fait équipe avec une demoiselle (la compagne de Constantine est flic, celle de mon héros, médecin légiste). De plus, ils ont tous deux un ami prêtre (Hennesy pour Constantine, Rosel pour Valentine). Ajoutez à cela la vague similitude que l'on peut noter entre leurs noms respectifs...
J'ai donc abandonné l'idée; que pouvais-je faire d'autre? Le fondement même de l'histoire ne pouvait être départi de flagrantes similitudes entre les existences et les histoires respectives de John Constantine et Adam Valentine... Tout ce que j'aurais réussi à faire en persistant, c'est montrer à quoi aurait ressemblé Constantine si le scénariste avait été un gros nul.


 


 

Un an après ce cuisant épisode:


 

J'expose: « Kari est issu du peuple du Föld. A quoi il ressemble? Bah à la plupart des siens, un grand machin blond et barbu... Mais ce qui en fait un personnage intéressant, c'est sa droiture. De tous les gens qui gravitent autour de Kaiden, c'est le seul qui ne soit pas pourri et n'ait jamais comploté sa mort. Il est honnête, brave et loyal. »

On me répond: « Je vois, un genre d'Eomer, quoi... »

Cause supposée: Certes, je subis et combats l'influence de Tolkien; quiconque s'essaie à la Fantasy la subit à un moment donné, je pense. Mais, tel que je l'imagine, Kari ne ressemble pas à Eomer, pas tant que ça. Leur seul point commun à mon sens est d'appartenir à un peuple d'éleveurs de chevaux. Je pense que cette réaction vient au cliché véhiculé par la prestation de Carl Urban dans le film, aussi n'en fais-je pas grand cas.

Ma réaction: J'ai renoncé à beaucoup d'histoires et de personnages à cause de similitudes avec des histoires ou des personnages existants. Mais pas à Kari, et ce pour la bonne et simple raison que, de tous mes nombreux personnages, il reste de loin mon préféré.


 


 

A peu près à la même époque:


 

J'expose: « Et donc ces jeunes gens seraient formés à la chasse aux objets magiques, ils travailleraient en binômes et seraient régulièrement envoyés en mission extérieure, passant le reste de leur temps à l'école. »

On me répond: « Ah, ça fait un genre de mélange entre Loveless et Harry Potter, en fait... »

Cause supposée: Alors là, mystère. L'idée m'a été inspirée par le titre d'une série canadienne, Relic Hunter, dont le scénario n'a heureusement strictement rien à voir avec le mien. J'ai lu et adoré les Harry Potter, mais l'idée d'une école hors du commun me travaillait depuis un moment sans relation apparente avec cet engoûement...

Ma réaction: Que voulez-vous que j'aie répondu? C'est entièrement vrai... L'idée de l'école est commune aux deux, celle des binômes se retrouve dans Loveless, de même que les missions extérieures, et le design de l'école, que je voulais rappelant les vieilles public schools anglaises, n'auraient pu manquer de rappeler le Poudlard des films Harry Potter. De plus, quoique voir le fruit de mon imagination apparenté à Harry Potter ne me vexât pas, le savoir comparé à un manga de seconde zone au scénario incompréhensible et complètement téléphoné ne m'a pas fait grand plaisir... J'ai donc abandonné l'idée.


 


 

Ce qui nous mène à l'an dernier:


J'expose: « Une fois de plus, c'est encore vague. Il serait question de Cainites et d'Abéliens qui s'affronteraient, mais j'ignore encore pourquoi, et même ce qu'ils sont exactement. L'idée, c'est une saga familiale sur fond de lutte ancestrale, avec comme héros un gunslinger émérite. »

On me répond: « Un peu comme Underworld avec les Vampires, les Lycans et Selene au milieu de tout ça? »

Cause supposée: Inculture profonde de la part de mon interlocuteur, l'idée de la lutte entre la Race d'Abel et la Race de Cain m'ayant été inspirée par un poème de Baudelaire, intitulé Abel et Caïn, et extrait des Fleurs du Mal. Mais il faut avouer à sa décharge que le prénom initial du personnage était Corvinus, nom que j'avais effectivement entendu dans Underworld et que j'avais trouvé sympathique, sans pour autant faire de rapprochement entre mon scénario et celui du film.

Ma réaction: J'ai revu mon scénario, ce qui me conduit droit au but du présent article.


 

Tout d'abord, je me dois de présenter ladite famille: sa composition n'a pas changé, à l'exception de la suppression d'un des fils, jumeau de Jezabel, qui ne présentait strictement aucun intérêt. Nous avons donc:

Silas, le père, qui est marié à Christabel, avec qui il a eu celui qui s'appelle toujours Corvinus, faute de mieux, ainsi que Jezabel et Helinor.

Silas a une sœur, Evangeline, mariée à Nimrod Drakengard qui avait déjà d'un premier lit un fils unique, Aethelwulf.

Christabel, quant à elle, a également une sœur jumelle nommée Parthena, qui a eu avec Demian Kitaëv deux jumeaux, Velkan et Irina.


Corvinus s'est trouvé plus ou moins forcé de se fiancer à sa cousine Irina.

Helinor, quant à elle, est mariée au fils adoptif de son précepteur, Seth Kaltenbach. Ils ont eu ensemble une petite Violet.

Seth est en réalité épris d'Irina. Corvinus, quant à lui, est lié par une passion muette et réciproque au beau-fils de sa tante, Aethelwulf.


 

Vous avez suivi? Vous ne vous êtes pas perdus en route?


 

Bref, tout ceci pour dire que je me suis aperçue, comme je remodelais le schéma général, du fait que j'aimais de moins en moins les deux fils de Silas (qui étaient pourtant les héros initiaux de l'affaire). En revanche, je me suis prise d'affection pour Nimrod et Silas. Surtout Silas.


 

J'ai donc exposé, aujourd'hui-même: « Eh bien Silas, il est classe, grand, mince, de longs cheveux raides d'un blond très pâle, les yeux gris, le nez légèrement aquilin, toujours tiré à quatre épingles, altier, hautain, fier, il porte sur lui son haut lignage. C'est un époux dévoué et un père fier de ses enfants, quoique peu démonstratif. Il est méchant, hein, c'est indéniable; il est convaincu de la supériorité des siens sur le reste de sa race, entre autres défauts. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il se désole de voir ses fils se conduire comme les derniers des barbares, ce qui les laisse penser qu'il ne les aime pas et préfère leur sœur, alors que c'est absolument faux. »


 

Ce à quoi l'on m'a répondu: « Lucius Malfoy en plus névrosé, en somme. »


 
 

J'en suis donc à me demander si je souffre d'un cruel manque d'imagination, si je suis à ce point influençable ou si je manque gravement de références et de modèles. Si vous avez des témoignages ou des solutions, ils sont les bienvenus.




Musique: The Baseballs - Umbrella

C'est Old-Luck-Oie qui l'a dit.

Vendredi 6 août 2010 à 1:58

« La première fois que je vis David, il était sur le gazon derrière « L'Allée du Bébé ». Il était une grive, attirée, en ce jour de canicule, par un tuyau d'arrosage qui laissait couler sur le sol un mince filet d'eau. »
 
James Matthew Barrie, Le Petit Oiseau Blanc


Il me semble qu'il y a dans ces quelques mots-là tout l'amour du monde. L'amour d'un homme qui n'est pas un père envers un enfant qui n'est pas son fils. Celui qui lie, malgré l'ironie mordante qui jalonne son récit, le Capitaine W.au petit David A. Celui qui a sans doute lié James Matthew Barrie à George Llewelyn-Davies et ses frères. Celui qui élève un vieux militaire aigri à la hauteur vertigineuse des paradis imaginaires d'un enfant à qui il a donné la vie sans l'engendrer, un jour, en laissant tomber une lettre à dessein sur un trottoir de Pall Mall, pour rendre le sourire à une agaçante petite gouvernante...

Tous les enfants ont été, un jour, de petits oiseaux nichant sur Birds Island, au beau milieu de la Serpentine, dans Kensington Gardens. David A. n'échappe pas à la règle. Lorsque le Capitaine W. le voit pour la première fois, sous cette forme de grive draine, il se prend immédiatement et irrémédiablement d'affection pour lui, au point de générer sa naissance au monde des Hommes en réconciliant ceux qui, appelés à devenir ses parents, ont failli ne jamais l'être.

Le Petit Oiseau Blanc nous parle avant toute chose d'amour, à la façon tragique de James Barrie; il nous parle de l'amour d'un homme pour l'enfant qu'il a créé sans pour autant être son père, peut-être à la manière dont les écrivains créent leurs personnages. Après tout, c'est grâce à un acte d'écriture (la lettre) de la part du Capitaine W. que David a vu le jour. Derrière l'épaisse carapace d'ironie et de sarcasme qui couvre de bout en bout ce récit pratiquement autobiographique, se dévoile à la façon hésitante d'un enfant timide un homme qui, bien qu'ayant depuis de nombreuses années quitté les Jardins de Kensington et leur Île aux Oiseaux, n'a jamais réellement perdu ses ailes.

Bien avant que Cassius Clay ne déclare: 
« Qui n'a pas d'imagination n'a pas d'ailes. », James Barrie, dans son roman Tommy et Grizel, exprime déjà en ces termes ce qui sépare Tommy Sandys -  l'un de ses avatars fictionnels - du reste du monde:


- A l'époque, j'avais des ailes, répondit-il et elle sourit. Il ne m'en reste plus, n'est-ce pas, Grizel? demanda-t-il d'un ton badin et il se retourna pour qu'elle examinât ses épaules.
- Si, il en reste beaucoup, Monsieur, dit-elle. Et j'en suis contente. J'avais coutume de désirer les arracher. Mais, désormais, j'aime savoir qu'elles sont toujours là, car cela signifie que vous demeurez dans la réalité, non pas parce que vous ne pouvez pas voler, mais parce que vous ne le voulez pas.


A savoir que, comme Barrie, Tommy Sandys est un écrivain incompris de ses pairs. Comme son créateur également, il aime son épouse d'un amour auquel elle ne peut rien entendre, peut-être comme s'aiment les grives avant de perdre leurs ailes...

 « Je pense que je vous aime à ma manière, mais je pensais que je vous aimais comme eux [les autres hommes], et cette façon est la seule qui ait de l'importance dans leur monde. Il semblerait que ce ne soit pas le mien. » A travers les paroles de Tommy Sandys, c'est James Barrie qui marque la rupture entre son univers intérieur, dans lequel il demeure absorbé la plupart du temps, et celui qui l'entoure.

Qui n'a pas d'imagination n'a pas d'ailes...James Matthew Barrie, lui, a de l'imagination à revendre, et des ailes si vastes que partout il se sent en cage, à l'étroit. Les seuls endroits où il puisse les déployer librement sont les jardins de Kensington, et leur petite Île aux Oiseaux qui contient déjà l'embryon de celle de Never, Never, Never Land - une contrée dont le nom sonne comme une protestation d'enfant, l'enfant qui subsiste en James Barrie, sans doute, et qui se rebelle contre l'inertie monotone de l'adulte qu'il est devenu. Car James Barrie s'est vu grandir, il a vu le champ infini de possibles qui l'entourait rétrécir jusqu'à atteindre la taille d'un ilôt au milieu de la Serpentine, il n'a aucunement pu l'empêcher, et la déttresse qui a découlé de ce sentiment d'impuissance a trouvé quelque rémission dans la sauvegarde d'une large part d'imaginaire, souvent abandonnée à l'entrée dans l'âge adulte au profit de la pensée pragmatique et utile. Car l'imagination, il est vrai, n'apporte rien de tangible à l'homme, et encore moins de matériel. Elle éclaire pourtant le monde sous un jour différent, semblable à l'éclairage d'une scène de théâtre qui souligne la tendresse ou la cruauté de tel ou tel acte, permenttant un effet de catharsis qui conduit à un meilleur entendement de soi-même et donc du monde.

Barrie lui même, de par son style bondissant, digressif et imagé, livre ses états d'âme sur une scène de théâtre, ou dans un spectacle de marionnettes (comme le dit Céline-Albin Faivre dans la préface du Petit Oiseau Blanc aux éditions Terre de Brume). Impudeur? Nenni! Le courage de se voir en face, et de jeter à la face du monde sa différence en l'exhibant fièrement comme une qualité dont la masse se trouve dépourvue. Que sait-on des enfants lorsque l'on ignore qu'ils ont été des grives s'ébattant sous les arbres d'un jardin? Pourquoi les nouveaux-nés pleurent-ils, si ce n'est parce qu'on leur a arraché leurs ailes? Et ceux qui les ont conservées, pourquoi souffrent-ils à mesure que leur imagination d'enfant s'essoufle, si ce n'est parce que ces ailes leurs sont ôtées plume par plume? Ne voit-on pas mieux le monde du point de vue d'une grive draine en plein vol? James Barrie/Tommy Sandys/ Le Capitaine W. a la réponse à toutes ces interrogations, et il la livre bien volontiers à qui se les pose avec sincérité, et veut bien ôter ses oeillères sans avoir peur de ce qu'il va lire...


Aussi, je recommande chaleureusement la lecture du Petit Oiseau Blanc à tous ceux qui sentent encore ces ailes frémir dans leur dos, ainsi qu'à ceux qui souhaitent ardamment qu'elles (re)poussent...
 
http://old-luck-oie.cowblog.fr/images/PompouslybyBogdanBoev.jpg


Musique: Alexandre Borodine - Le Prince Igor
Image: Pompously by
BogdanBoev
 

C'est Old-Luck-Oie qui l'a dit.

Mardi 27 juillet 2010 à 0:35

 I


 

« You will meet a tall dark stranger and go on a long journey ».



 

Nous marchions en silence depuis plusieurs heures. Le soleil s'était enfoncé comme une énorme bulle rouge aux contours fluctuants dans le sable immaculé qui constituait, où que nous regardâmes, notre unique horizon. A la faveur du clair de lune, j'avais cessé de trouver ce paysage désolé, et m'en émerveillais comme je m'étais émerveillé du reste. Des serpents de lumière argentés louvoyaient contre les flancs des dunes, entre des bancs d'ombre prêts à les avaler, et se lovaient, étincelants, dans les empreintes que les lourdes bottes de M. Rook laissaient dans le sol. Je suivais cette piste phosphorescente dans la demi-obscurité qui dégradait le blanc immaculé du désert en subtiles nuances de gris. Devant moi, mon guide avançait d'un pas égal, sa besace calée sur l'épaule, phare itinérant irradiant de toute son obscurité pour me guider dans cette tempête de sable immobile. Je n'avais pas peur, ni faim, ni froid, je ne souffrais pas, trop occupé à dévorer du regard tout ce qui m'entourait pour penser à quoi que ce fut d'autre. J'aurais pu marcher ainsi durant toute la nuit, si M. Rook ne m'avait soudain fait signe de m'arrêter.


 

J'obtempérai et couvris le peu de distance qui me séparait encore de lui. L'index de sa main droite sur la bouche, l'autre pointant le ciel, il semblait écouter quelque chose avec la plus grande attention. Intrigué, je tendis à mon tour l'oreille.


 

Un murmure sourd faisait vibrer la nuit autour de nous, aussi présent et pourtant presque aussi imperceptible que l'air qui nous entourait, semblant faire partie intégrante de ce monde étrange qui nous entourait. Je levai vers mon guide un regard interrogateur.


 

« Le bout du monde », expliqua laconiquement M.Rook. « Là où tout finit par tomber un jour. »


 

Comme je ne comprenais pas, il me prit par les épaules et m'entraîna avec lui.


 

« Il existe une rivière, que l'on appelle la Vie, ou le Temps, et qui est la source de tout cela, et de tout ce qui est dans et en dehors de cela. Elle est tout ce qui existe, a existé et existera. Et, comme toutes les rivières, elle aboutit quelque part. »


 

Quoique M. Rook eut l'habitude de parler par énigmes, il me sembla que son explication était suffisamment claire pour que mon esprit, pourtant mobilisé par l'observation constante de tout ce qui m'entourait, saisisse le sens de ses paroles. C'était même plutôt limpide: cette rivière était la Vie, l'endroit où elle aboutissait devait être l'aboutissement de la vie.


 

« Alors c'est la chute de cette rivière que nous entendons?

- En effet.

- Et l'endroit où elle aboutit, c'est la Mort? »


 

M. Rook tapota mon épaule avec la compassion de celui qui sait envers celui qui a tout à apprendre.

« Entre autres choses, mon garçon. La Mort n'est jamais rien d'autre que la mort. »


 

Je ne pus réprimer un sourire.


 

« J'imagine qu'en ''jamais rien d'autre'', je dois entendre ''toujours quelque chose d'autre'', n'est-ce pas? 

- Tu imagines bien, petit, répondit M. Rook avec un sourire.

- Qu'est-ce d'autre, alors?

- Cela, entre autres choses. »


 

Je vis alors que devant nous, là où quelques secondes plus tôt ne s'était trouvé qu'une vaste étendue de sable, coulaient cinq larges rivières qui se déversaient toutes en un même fleuve immense. Le murmure s'était changé en un grondement assourdissant, roulé par les eaux étales et mercurielles sous le clair de lune blême. Une main pâle et déliée émergea de la houppelande de M. Rook, et se tendit en direction des cinq affluents de la Vie.


 

« Les Anciens Grecs, qui comme tous les Anciens disposaient d'une sagesse que le cours du Temps a érodée, appelaient ces cinq fleuves le Styx, l'Achéron, le Cocyte, le Léthé et le Phlégéthon. Soit la Haine, les Ténèbres, le Chagrin, l'Oubli et la Lumière. La Vie rassemble leurs eaux. La Mort également. Haine, obscurité, larmes, oubli et lumière se jettent dans la Vie, qui à son tour se jette dans la Mort.

- Alors Vie et Mort sont composées des mêmes éléments?

- Il n'est pas sot de le penser.

- Serait-il, dans ce cas, sot de penser que vie et mort ne sont en rien deux choses distinctes?

- Je crois que non », admit M. Rook.


 

Sortant une pièce de cuivre de sa poche, il la glissa dans sa bouche et me tendit une monnaie semblable. Je l'imitai sans trop comprendre, alors qu'il s'avançait vers le large cours d'eau, y posait le pied, et se tenait debout à la surface. Je l'y rejoignis, perplexe mais confiant, et constatai que mes bottes foulaient les eaux lisses et translucides de ce fleuve sans fond aussi sûrement qu'elles avaient foulé la terre ferme. Des gerbes d'eau glacée me fouettaient le visage, et je dénouai mon écharpe pour mieux m'offrir à ce contact pur et vivifiant. M. Rook sourit et, prenant mon bras, m'entraîna en aval du courant, jusqu'à une chute d'eau tombant à pic dans un gouffre inondé de brume. A cet endroit, le fleuve était suffisamment large pour s'étendre à perte de vue d'un côté comme de l'autre. Sans un mot – la pièce de monnaie l'empêchait de parler, mon guide me désigna du menton l'abîme dans lequel plongeait la Rivière. La Mort, pensai-je avec un frisson. J'avais eu beau songer que la Vie et la Mort n'étaient pas si dissemblables, me trouver en face de cette dernière balaya en un instant hors de mon esprit ces rassurantes théories. J'amorçai un mouvement de recul, mais la main de M. Rook, posée dans mon dos en un geste qui se voulait rassurant, me poussa en avant. Je n'eus que le temps de lancer à mon guide un regard incrédule, avant d'entamer une chute que je crus sans fin.

C'est Old-Luck-Oie qui l'a dit.

Mardi 27 juillet 2010 à 0:33

 II


 

Je longeais la cascade, la tête emplie de sa clameur. Loin au-dessus de moi, un minuscule point noir se détachant sur le blanc lumineux de l'eau m'apprit que M. Rook avait également sauté. Il me semblait, sans doute en raison de la profondeur du précipice, que je tombais très lentement. J'eus ainsi le temps de détailler les parois anthracite veinées d'argent, et tapissées de mousses prolifiques et d'abondantes scolopendres. Ca et là, d'une cavité naturelle creusée dans la roche par l'érosion, sourdait une lueur orangée semblable à celle d'un feu. Sur des saillies rocheuses reposaient des roues de pierre, d'anciennes poteries, des arcs et des sagaies, puis des haches, des épées, des harpes et des métiers à tisser, qui cédèrent à leur tour la place aux perruques poudrées et aux palanquins tendus de brocart. De superbes corsets de soie et de satin voisinaient avec des hakama, tandis que des masques sacrés africains dissimulaient les visages d'or de bouddhas en pleine contemplation, au pied d'une croix de bois percée de trois longs clous rouillés. Des coiffes de plumes et des pelisses d'ours polaires revêtaient des momies enveloppées dans des bandelettes couvertes de hiéroglyphes. Des colonnes doriques effondrées avaient jadis soutenu des pagodes bancales, qui menaçaient désormais de s'effondrer sur les restes rouillés d'une locomotive à vapeur. La gorge serrée, je vis, dépassant de la gueule d'un tigre à dents de sabre bien vivant, perché sur ce qui restait d'un minaret écroulé, un bras ceint d'un brassard écarlate frappé de la croix gammée. Au cœur d'un cercle de petites pierres levées croulait un coffre-fort d'acier cabossé vomissant des devises de toutes époques et de tous pays, et sur lequel un loup blanc, gigantesque, était assis, hurlant à la mort. Levant les yeux au ciel, je vis alors une immense créature décrire de vastes cercles dans le ciel nocturne, son long corps musculeux couvert de plumes colorées ondulant comme celui d'une couleuvre dans l'eau. Dans son sillage s'ébattaient de grands aigles royaux. Je traversai un nuage de scarabées dorés, et réalisai soudain que plus rien de ce que je voyais n'était inanimé. J'avais traversé, compris-je, les stades de la Mort et de la non-Vie. J'avais dépassé la Fin, ainsi que l'étape transitoire d'avant la Création, celle qui précède le Début. S'offrait désormais à moi un nouveau Commencement, plein de promesses, coulant des ruines du passé vers un futur à construire. Fort de cette nouvelle lumière, j'atterris en douceur, et constatai à ma grande surprise que M. Rook était déjà en bas. Il avait allumé un feu à l'aide de deux morceaux de silex – sans doute ramassés en chemin – et déposé dessus une casserole pleine d'eau. Il avait également sorti de sa besace deux bols d'étain, un baluchon contenant de la viande séchée, et trois couvertures. Me dirigeant vers lui, j'ôtai la pièce de ma bouche et m'exclamai:


 

« Alors c'est cela, la Mort? »

C'est Old-Luck-Oie qui l'a dit.

Mardi 27 juillet 2010 à 0:30

 III


 

« Alors c'est cela, la Mort?

- Oui », acquiesça M. Rook. « Et c'est aussi de l'eau », ajouta-t-il avec un sourire en pointant la casserole du doigt. Il y déversa une poudre verte qu'il fouetta avec une cuillère de bois.


 

« Qu'y a-t-il ici-bas, alors? » demandai-je, curieux, en m'installant près du feu, enveloppé dans une couverture.


 

M. Rook me tendit une tranche de viande séchée, et remplit les deux bols d'un thé vert et mousseux. Il en poussa un vers moi et j'y trempai mes lèvres avec délectation, malgré le goût amer du breuvage. Tandis que je buvais, il plongea une couverture sous la cascade et s'en servit pour éteindre le feu, puis revint s'asseoir face à moi. Le menton posé sur ses paumes jointes, il m'observait avec une étrange intensité, comme s'il attendait que je lui fournisse la réponse à la question que je venais de poser, tout en sachant que je ne dirais rien.


 

« Cet endroit a autant de noms qu'il a existé, existe et existera d'Hommes sur cette Terre. Celui que je préfère – que je trouve le plus juste – est celui d'Au-Delà, ou d'Autre Monde. On parle de Sources Jaunes en Orient, d'Enfer en Occident. Les philosophes le nomment l'Ailleurs, et les poètes, l'Oubli. Un écrivain le visitera à travers les yeux d'une enfant, et l'appellera le Pays des Merveilles. Ces visions lui apporteront le succès. C'est un endroit où absolument tout est possible. On peut y passer de diverses façons; en traversant les miroirs, en se laissant porter par cette cascade, mais aussi – comme tu as souvent dû le faire – en s'endormant pour une nuit, ou encore – comme tu le feras un jour – en sombrant dans le sommeil pour toujours. »


 

Je mâchonnai ma viande, sceptique:


 

« Vous voulez dire que lorsque l'on rêve, on passe dans ce monde? C'est absurde! Il m'arrive parfois de rêver que je suis un oiseau, une femme, un arbre, un vieillard... Et pourtant, ce n'est rien de tout cela qui se tient devant vous!

- Et? rétorqua M. Rook, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres balafrées. Qu'est-ce qui te prouve que quand tu t'endors et que tu rêves que tu es une femme, lorsque tu t'éveilles dans ce corps, cette femme ne s'endort pas en rêvant qu'elle est toi? Et de même pour l'oiseau, l'arbre et le vieillard?

- Rien, admis-je. Mais si je meurs, alors, meurent-ils tous?

- Non, répondit calmement M. Rook. Toi seuls mourras. Eux cesseront simplement de rêver qu'ils sont toi. Et commenceront à rêver qu'ils sont quelqu'un d'autre. Les connexions possibles sont infinies. Les possibles sont infinis. Je te l'ai dit: Ailleurs, tout est possible. En ce moment, tu es peut-être en train de bavarder ici avec moi, ou bien en train de rêver. Tu te poses trop de questions, mon garçon. Dors, et deviens ce que tu veux. Deviens le Roi Rouge, et fais que le monde cesse d'exister à ton réveil. »


 

Il marqua une pause, le temps d'avaler une gorgée de thé, et reprit: « Peut-être qu'une des personnes que tu incarnes dans tes rêves fait ce rêve où elle est toi. Peut-être que dans son rêve, tu as suivi un étrange personnage qui t'attendait près de la clôture de la ferme où tu vis. Peut-être que je ne suis qu'un élément de ton songe, ou de celui de quelqu'un d'autre rêvant qu'il ou elle est toi. Peut-être que je ne suis qu'un corbeau perché sur la barrière. Peut-être que je suis vraiment un voyageur en houppelande noire qui t'emmène au bout du monde et Au-Delà. Peut-être que je suis la Mort et que je t'emporte dans l'Autre Monde. Je puis être Charon, Virgile ou Phlégyas. Peut-être que je ne suis que tout cela, ou tout cela et autre chose, ou rien de tout cela, ou encore rien du tout.

- Vous ne pourriez pas être rien, rétorquai-je, surpris par mes propres paroles. Parce que rien est quelque chose. Quelque chose, mais également rien, cela tout à la fois. Quelque chose entre autres choses. »


 

Entre autres choses... Je m'interrompis, avec l'impression de l'avoir entendu parler par ma bouche. Il m'observait en silence, sachant que je finirais par poursuivre, devinant ce qui s'imposerait à mon esprit avant même que l'idée ne m'effleure. Je soutins son regard, dérouté tant par ses paroles que par les miennes propres. Et, tandis que mes prunelles se laissaient happer par les reflets changeants des siennes, le déclic se fit, coulant d'une source limpide, naturel, si évident qu'il ne passa même pas par le stade de la pensée abstraite. Je m'entendis alors murmurer:


 

« Les possibles sont infinis. »


 

Il me scruta attentivement, sans doute à la recherche d'une trace d'ironie, même infime, dans mon propos. N'en décelant pas, il se contenta de sourire et d'ébouriffer mes cheveux en déclarant, un sourire amusé aux lèvres:


 

« Sois le bienvenu Ailleurs, mon garçon. »


 

Il se leva, et je l'imitai, fier d'avoir gagné son approbation. Devant nous s'élevait la haute paroi veinée d'argent, dans laquelle s'ouvraient deux portes jumelles, l'une faite d'ivoire, l'autre de corne. Alors que je les observais avec circonspection, M. Rook, qui avait remballé son maigre paquetage, se pencha à mon oreille et murmura:


 

« Considère ce que je te disais tout à l'heure à propos des rêves, et choisis ta voie. Choisis de croire en leur véracité, ou de les tenir pour des mensonges. Quel que soit ton choix, ce sera le bon. »

C'est Old-Luck-Oie qui l'a dit.

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